I. Un contexte jurisprudentiel longtemps dominé par l’exigence du contradictoire.
1. L’orthodoxie de l’illicéité manifeste.
La régulation judiciaire des contenus publiés sur Internet repose, depuis la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN), sur un régime de responsabilité atténuée des hébergeurs.
Ces derniers ne peuvent voir leur responsabilité engagée que s’ils ont eu effectivement connaissance du caractère manifestement illicite d’un contenu, ou s’ils n’ont pas agi promptement après avoir été dûment alertés.
Le fait que ne soit plus exigé depuis la loi n° 2024-449 du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique un caractère « manifestement illicite », n’est pas de nature à modifier ce principe central de la responsabilité des hébergeurs [1].
La jurisprudence constante de la Cour de cassation a, de manière cohérente, conditionné toute injonction de retrait à la démonstration de cette illicéité manifeste.
Une simple allégation de diffamation ne suffit pas : il faut pouvoir écarter les hypothèses où la véracité des faits pourrait être rapportée ou l’excuse de bonne foi invoquée, conformément à la loi du 29 juillet 1881 et la jurisprudence.
En conséquence, les juridictions du fond se sont montrées particulièrement réticentes à ordonner la suppression de contenus litigieux sans la possibilité de confronter l’auteur au demandeur, ce qui rendait le contradictoire incontournable.
2. La diffamation, une infraction soumise à un régime d’exception.
La nature même de la diffamation impose la mise en œuvre de garanties procédurales spécifiques.
Il s’agit d’une infraction pénale dont la répression est encadrée par la loi de 1881, laquelle consacre la primauté de la liberté d’expression en matière de presse et de communication au public.
Selon une logique bien ancrée, la qualification de diffamation ne peut être retenue que si l’auteur ne peut justifier ses propos.
En l’absence de débat contradictoire, il est donc impossible, en principe, de qualifier un contenu de diffamatoire de manière certaine. Cette situation a longtemps conduit à une impasse juridique dès lors que l’auteur d’un contenu restait anonyme.
II. L’affaire soumise à la cour : entre impossibilité de contradictoire et instrumentalisation de l’anonymat.
1. Une chaîne YouTube accusant des personnalités publiques.
L’affaire tranchée par la première chambre civile le 26 février 2025 trouve son origine dans la publication de plusieurs vidéos sur une chaîne YouTube intitulée « Les dossiers "Localité" ».
Ces vidéos désignaient nommément plusieurs personnalités publiques locales, les accusant de corruption, de manipulation judiciaire et de collusion avec le pouvoir économique.
Estimant ces propos diffamatoires ou injurieux, les personnes visées ont, après une mise en demeure restée sans effet, assigné Google Ireland Limited selon la procédure accélérée au fond, prévue par l’article 6-3 de la LCEN.
Elles sollicitaient la communication des données d’identification du compte concerné et la suppression des vidéos litigieuses.
2. Une identification rendue impossible par des manœuvres délibérées.
Google a transmis les informations en sa possession, mais celles-ci se sont révélées fictives.
L’adresse e-mail utilisée n’était rattachée à aucune identité vérifiable, et les connexions avaient été réalisées à travers un réseau privé virtuel (VPN), empêchant toute localisation ou identification technique.
La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 31 mai 2023, avait partiellement fait droit aux demandes.
Les juges avaient ordonné la communication des données mais avaient rejeté la demande de retrait des vidéos, considérant que l’absence de débat contradictoire interdisait de retenir une illicéité manifeste des propos en cause.
Ce raisonnement s’inscrivait dans le cadre classique de la jurisprudence sur la responsabilité des hébergeurs.
III. Le revirement de la Cour de cassation : une appréciation inédite de la proportionnalité.
1. Un raisonnement en deux temps.
La Cour de cassation confirme d’abord que le juge ne peut ordonner le retrait d’un contenu en ligne que s’il constate son caractère illicite, c’est-à-dire lorsqu’il est démontré que ce contenu excède les limites de la liberté d’expression.
Elle rappelle également que la diffamation peut être écartée si la preuve de la vérité des faits allégués est rapportée, ou si l’auteur bénéficie de l’excuse de bonne foi.
Cependant, la Haute juridiction considère que cette analyse doit être adaptée lorsque le contradictoire est rendu impossible, non par négligence, mais du fait d’un comportement délibéré de l’auteur visant à empêcher toute mise en cause.
Les données d’identification fournies par l’hébergeur n’étant pas de nature à identifier l’auteur, la liberté d’expression devrait être temporairement écartée, au profit des intérêts du demandeur dans le cadre du contrôle de proportionnalité de la mesure qui s’impose aux juridictions.
La cour casse l’arrêt d’appel pour n’avoir pas examiné si la suppression des propos litigieux était, dans ce contexte particulier, proportionnée à l’atteinte subie par les personnes visées.
2. Une réintroduction des droits de la victime dans la balance des intérêts.
La cour ne substitue pas une logique de répression automatique à celle de la liberté d’expression.
Elle invite les juges du fond à procéder à une mise en balance circonstanciée des droits en présence.
Cette analyse doit tenir compte, d’une part, de l’impossibilité de débat contradictoire imputable à l’auteur, et d’autre part, de la gravité de l’atteinte à la réputation des personnes visées.
Autrement dit, la suppression judiciaire d’un contenu en ligne devient envisageable en l’absence de contradictoire lorsque cette impossibilité résulte d’une stratégie d’anonymat volontaire.
Le juge doit alors apprécier si cette mesure est nécessaire et proportionnée au regard de l’atteinte portée.
IV. Portée et limites de la décision.
1. Une inflexion, non une révolution.
L’arrêt du 26 février 2025 ne remet pas en cause le principe selon lequel la liberté d’expression constitue un droit fondamental. Il en préserve la substance en maintenant l’exigence d’une appréciation juridictionnelle individualisée.
Lorsque l’anonymat empêche la victime de faire valoir ses droits, et qu’aucun débat contradictoire ne peut être organisé, le juge est autorisé à rééquilibrer la situation en examinant si le maintien du contenu en ligne est acceptable au regard du préjudice.
Ce raisonnement demeure exceptionnel.
Il ne crée pas une obligation générale de retrait pour les hébergeurs. Il ne dispense pas les juridictions de justifier précisément la mesure ordonnée. Il ne remet pas en cause le régime de responsabilité limité instauré par la LCEN.
2. Vers une responsabilisation indirecte des plateformes ?
Cette évolution pourrait toutefois avoir des effets pratiques sur les obligations des plateformes.
Si l’impossibilité d’identifier un auteur anonyme constitue un facteur décisif dans l’octroi d’une mesure de retrait, les hébergeurs pourraient être incités à renforcer la traçabilité de leurs utilisateurs.
Le Digital Services Act (DSA), impose d’ores et déjà aux très grandes plateformes une vigilance accrue en matière de contenus manifestement illicites.
Conclusion.
La Cour de cassation propose ici une lecture renouvelée du principe du contradictoire, adaptée aux réalités numériques.
Elle ne fait pas de l’anonymat un motif automatique de retrait, mais elle accepte que celui-ci puisse, dans certaines circonstances, justifier une limitation ciblée de la liberté d’expression.
Cette jurisprudence offre une voie de recours aux victimes d’atteintes à la réputation lorsqu’aucun dialogue procédural n’est possible avec l’auteur des propos. Elle confère au juge un rôle d’arbitre, chargé d’apprécier si la suppression d’un contenu constitue une mesure nécessaire, proportionnée, et compatible avec le respect des droits fondamentaux.
Elle appelle, enfin, à une vigilance constante quant aux usages de l’anonymat sur Internet. Ce droit, légitime dans bien des contextes, ne peut servir de rempart absolu contre toute responsabilité.