En effet, dans les sociétés commerciales (SARL, SA, SAS), la fixation de la rémunération des mandataires sociaux relève, des statuts ou de la compétence de la collectivité des associés, ou encore, d’une décision du Conseil d’Administration.
C’est d’ailleurs sur ce principe de la liberté de détermination de la rémunération du mandat social, que nombre d’avocats conseillent à leurs clients, de prévoir des conventions de mandat entre une société Holding et une filiale de celle-ci, conventions moins sujettes à interprétations fiscales que les sempiternelles conventions de management fees, qui doivent être justifiée de plus en plus en détail, et font souvent l’objet de remise en cause par l’administration fiscale quant à leur réalité.
Pour les SEL, c’est à la suite de deux arrêts du Conseil d’Etat [2] que la doctrine fiscale a transposé les décisions du CE ci-avant rappelées.
Il convient toutefois de préciser que les deux décisions du Conseil d’Etat, concernaient pour la première décision, un associé non-dirigeant de SELAFA (Société d’Exercice Libéral à Forme Anonyme) et, pour la seconde, un associé dirigeant de SELAS.
Or, dans le BOFIP [3], l’administration, sans autre forme d’argument, considère que ces deux décisions pourtant rendues dans deux cas spécifiques n’englobant pas l’ensemble des dirigeants de SEL, « sont transposables à l’ensemble des associés des SEL ».
Il y a donc dans cette approche, la démonstration on ne peut plus caractérisée d’une dérive de notre fonctionnement démocratique.
Les lois sont élaborées et votées par le Parlement, représentants des citoyens. Or, jusqu’aux décisions du Conseil d’Etat, les lois fiscales (votées par les parlementaires) définissaient le type d’imposition applicable pour les associés, dirigeants ou non dirigeants, des SEL, sur une stricte analogie avec les mêmes personnes, associés, dirigeants ou non dirigeants, des sociétés commerciales sur lesquelles les SEL ont été instituées.
En clair, un gérant majoritaire de SELARL avait le même régime d’imposition qu’un gérant majoritaire de SARL, même si ce dernier était boulanger. De la même manière, un président de SELAS avait le même régime fiscal et social que son homologue, président de SAS.
Dans le premier cas (Gérant majoritaire de SELARL/SARL), la rémunération du gérant était traitée comme des traitements et salaires du point de vue fiscal et comme un Travailleur non Salarié (TNS) du point de vue social.
Dans le second cas (Président de SELAS/SAS), la rémunération du président était considérée comme un salaire, que ce soit au regard du droit fiscal comme des cotisations sociales. C’était d’ailleurs l’intérêt principal du recours à la SAS/SELAS, que de payer des cotisations plus élevées, mais avec de meilleures garanties, notamment, la prise en charge par la Sécurité sociale des arrêts maladie.
Le Conseil d’Etat, au travers de ces deux arrêts, a modifié l’approche pourtant limpide initialement prévue par le législateur à partir de deux cas d’espèce.
Le premier concerne un avocat, exerçant de manière individuelle, et apportant son fonds libéral à une SELAFA (équivalent à une SA donc), en contrepartie de l’attribution de 3% du capital social. Il devient donc associé minoritaire et non dirigeant de ladite SELAFA.
Le contentieux qui est tranché par le Conseil d’Etat dans sa décision du 16 octobre 2013 porte sur la qualification de ses revenus, assimilés à des salaires ou à des revenus non commerciaux (BNC).
Cependant, il n’échappe à personne que le cas de cet avocat est spécifique, puisqu’il n’est pas dirigeant de la SELAFA et qu’il ne détient que 3% du capital social. Il aurait donc dû disposer d’un contrat de travail, démontrant « contractuellement » un lien de subordination. Tel n’a pas été le cas, et le Conseil d’Etat a donc considéré qu’en l’absence de contrat de travail, eu égard à la liberté dont dispose l’avocat dans l’exercice de son activité (ce qui est consubstantiel au métier d’avocat), alors, sa rémunération devait être considérée comme des Bénéfices Non Commerciaux.
On notera donc que le cas tranché par le Conseil d’Etat ne concerne pas le mandat social du président d’une SEL, et encore moins, si ledit mandataire est majoritaire.
Le deuxième arrêt du Conseil d’Etat, en date du 8 décembre 2017, concerne cette fois une personne qui, jusqu’au 1er décembre 2009 était gérant majoritaire d’une SELARL, puis, à compter de cette même date, Président de la même société, transformée en SELAS (Société d’Exercice Libéral par Actions Simplifiée) et exerçait, tant dans la SELARL que dans la SELAS, des fonctions de directeur de laboratoire.
La société a souscrit un contrat « Madelin » et a versé des cotisations pour le compte du requérant, en sa qualité de directeur de laboratoire, tant pour la SELARL que pour la SELAS.
Suivant la transformation de la SELARL en SELAS, l’administration fiscale a, au travers une proposition de rectification de décembre 2011, remis en cause la déduction que le requérant avait pratiqué sur ses revenus imposables des cotisations Madelin. Il s’agit donc d’un cas qui n’a aucun rapport avec le sujet beaucoup plus général des associés et dirigeants de SEL, mais simplement d’une personne qui a déduit des cotisations d’assurance facultatives (souscrites en qualité de Directeur de laboratoire et non de gérant ou président de société) de son revenu, et qu’au surplus, ces cotisations ont été payées et donc déduites par les Sociétés qu’il dirige.
Au point n°5 de cet arrêt, le Conseil d’Etat précise :
« Toutefois, lorsque le président d’une société d’exercice libéral à forme anonyme ou d’une société d’exercice libéral par actions simplifiée exerce au sein de cette société, en plus de son mandat de président du conseil d’administration, une activité professionnelle dans des conditions ne traduisant pas l’existence d’un lien de subordination à l’égard de la société, les rémunérations qu’il perçoit à ce titre conservent la nature de bénéfices non commerciaux et sont assujettis à l’impôt sur le revenu dans la catégorie correspondante. Il en résulte qu’il peut déduire de ces rémunérations les cotisations, d’assurance de groupe mentionnées à l’article 154 bis du code général des impôts qu’il verse au titre de cette activité ».
Le Conseil d’Etat encadre donc dans son arrêt le Président d’une SELAFA ou d’une SELAS, et non comme le considère le BOFIP « l’ensemble des associés de SEL ».
Ainsi, à partir de deux arrêts d’espèce, l’administration fiscale décline sa propre doctrine largement interprétative, eu égard aux décisions rendues, et modifie pour tous les associés de Société d’Exercice Libéral le régime d’imposition de leur rémunération, entraînant, de facto, une augmentation de l’assiette imposable des intéressés, eu égard à la perte du droit à déduction de 10% applicable aux traitements et salaires.
Mais ce n’est pas tout, car à travers cette interprétation unilatérale, l’administration fiscale créé un distinguo entre les associés et dirigeants de sociétés « classiques » (SARL, EURL, SAS, SASU, SA) et leurs homologues contraints d’exercer en Société d’Exercice Libéral.
Dans ces conditions, ne faut-il pas craindre pour l’ensemble des artisans et commerçants, exerçant leur activité sous la forme d’une SARL ou d’une SAS, d’avoir, un jour, une remise en cause de la catégorie d’imposition de leur rémunération, celle d’un boulanger étant distincte de celle de gérant de la boulangerie.
Mais, ce qui est encore plus choquant, c’est qu’en obérant tout principe de
liberté de fixation de la rémunération d’un mandataire social, par les seuls organes habilités (statuts, collectivité des associés ou Conseil d’Administration), l’administration impose que la rémunération du mandat social dans les SEL soit limité forfaitairement à 5% de la rémunération globale et que les tâches dites de mandataire soient, je cite « convocation aux assemblées, représentation de la société dans les rapports avec les associés et à l’égard des tiers, décision de déplacement du siège social etc… A contrario, en sont exclues les tâches de nature administrative qui sont inhérentes à la pratique de l’activité libérale telle que la facturation du client ou du patient, l’encaissement, les prises de rendez-vous, les approvisionnements de fourniture, la gestion des équipes ou la rédaction de documents tels que des ordonnances de prescription ».
Manifestement, une telle rédaction n’a choqué personne alors que, selon moi, elle est d’une gravité phénoménale.
Pourquoi est-elle si grave ?
En premier lieu, parce qu’elle donne une analyse extensive de deux décisions du Conseil d’Etat en élargissant l’approche jurisprudentielle à l’ensemble des associés de SEL, à partir de deux cas d’espèces, ne concernant donc, pas l’ensemble des associés ou dirigeants de SEL.
En second lieu, parce que l’Administration détermine unilatéralement et arbitrairement, par cette doctrine, le montant forfaitaire de la rémunération d’un mandat social, quels que soient le mandat, le type et la taille de la structure, ou le montant de l’assiette sur laquelle le calcul du taux de 5% s’applique.
En troisième lieu, parce ce que l’Administration, de facto, définit les missions qu’elle considère unilatéralement comme celles d’un mandataire social, et celles liées à l’exercice de la profession et qui ne sont, pour elles, pas celles d’un mandataire social.
On peut donc y voir plusieurs conséquences et risques.
La première conséquence est que l’Administration s’immisce, par cette doctrine, dans la gestion d’une entreprise. Ce n’est donc pas le législateur qui définit en quoi consiste les missions et attributions d’un mandataire social pour les SEL, mais l’Administration fiscale seule !
D’autre part, en définissant de manière stricte les tâches d’un mandataire social de SEL (convocation aux assemblées, décision de déplacement de siège social, rapports avec les associés et les tiers), on pourrait même considérer qu’elle applique une vision très large du taux qu’elle a elle-même défini (5% de la rémunération totale) dans les SEL unipersonnelles, dans lesquelles se convoquer soi-même, ses relations avec soi-même ou transférer le siège social, ne sont pas les tâches qui envahiront le quotidien des dirigeants associés uniques de ces structures.
Cette définition des tâches que l’Administration fiscale considère comme incombant au mandataire social est également assez floue et ouvre la voie à des interprétations futures. Que sont les rapports avec les tiers ? Quand le gérant d’une SELARL prend un rendez-vous avec son banquier, est-ce du temps consacré au mandat social ou au domaine technique exercé par la personne ? On peut dire, sans grand risque d’erreur qu’il s’agit du temps de mandataire. Mais quand cette même personne s’entretien avec un prospect ou un de ses salariés, est-ce du temps « technique » ou de « mandataire » ? Là, la nuance est plus complexe. Si, gérant d’une SELARL d’avocats, je reçois en entretien des candidats à un poste de secrétaire, dois-je considérer ce temps comme du travail technique en lien avec mon activité libérale ou du temps de mon mandat en qualité de dirigeant de la société qui emploiera le candidat choisi ?
La question sera donc tranchée par du contentieux à venir.
Ensuite, parce qu’elle dresse une liste très large de tâches qu’elle considère, a priori, comme partie intégrante du métier de l’associé de la SEL : facturer, encaisser, gérer les rendez-vous, les approvisionnements, gérer les équipes, rédiger des documents…
Cette approche est inouïe.
C’est donc l’Administration fiscale qui détermine, à partir de décisions spécifiques du Conseil d’Etat, pour l’ensemble des dirigeants de SEL, sans aucune autre distinction que le fait qu’il s’agisse d’une SEL, ce qui est technique et ce qui ne l’est pas.
C’est principalement sur ce dernier point que se situe, à mon sens, la plus grande crainte d’une évolution fiscale à venir.
C’est le nœud gordien du caractère irréfléchi de l’approche administrative.
Car la question qui se pose immédiatement est de savoir pourquoi une telle distinction s’opèrerait pour les professions libérales, et pourquoi, afin de relever rapidement l’assiette fiscale de nombreux contribuables, elle ne serait pas élargie aux autres formes de sociétés.
Réfléchissons en ce sens et prenons un exemple illustratif.
Un électricien, gérant et associé unique de son EURL, en plus de son métier d’électricien, doit, bien entendu, établir des devis, émettre des factures, assurer les encaissements, prendre et suivre ses rendez-vous, gérer ses approvisionnements, gérer ses collaborateurs, rédiger des documents.
Cet électricien ne doit-il pas se sentir en risque de voir une évolution de sa rémunération, actuellement considérée comme des traitements et salaires sur le plan fiscal, évoluer vers des BIC pour 95% et des traitements et salaires pour 5% ?
Donc, nos artisans, nos commerçants, n’encourent-ils pas le risque de voir leur rémunération de gérants majoritaires de SARL (ou d’EURL) ou de Président de SA ou de SAS, être considérée non plus comme des traitements et salaires, mais comme des BIC, avec une tolérance de 5% de rémunération de mandat social.
Et pour les autres professions libérales, non règlementées, ou non tenues légalement d’exercer sous la forme d’une SEL (conseils en gestion, experts-comptables, géomètres, architectes…), le même risque ne devrait-il pas être anticipé ?
Au moment où l’Etat cherche désespérément des recettes supplémentaires, il est assez aisé et relativement invisible, de modifier la catégorie de revenus de tel ou tel contribuable, sous des prétextes qui ne résistent pas à l’analyse ni au principe d’égalité devant les charges publiques, mais qui offre l’immense avantage pour le trésor national, de voir une base taxable augmentée de 10%.
Nous l’avions déjà écrit dans un précédent article, cette décision pour les SEL revient à une augmentation d’impôt qui ne dit pas son nom.
Mais nous venons de le démontrer, elle pose également la question de l’ingérence administrative de plus en plus forte dans le monde économique, qui conduit, dans ce cas précis, à laisser une Administration fixer elle-même ce que cette seule Administration considère comme les missions d’un mandataire social ou ce qui ne le serait pas.
Face à cette ingérence caractérisée de la bureaucratie sur le monde économique, il serait opportun que les instances représentant lesdites professions se mobilisent avec force et détermination et que celles qui pourraient être, à l’avenir, être traitées de la même manière, anticipent ce risque.
Aussi, pour élargir le spectre de ce sujet qui devrait faire débat, on ne peut que constater, au travers de cet exemple, malheureusement loin d’être unique, que le législateur seul détenteur du monopole du vote au nom du peuple, est parfois désavoué par la jurisprudence, qui interprète selon sa propre lecture, la vision des élus sur des cas d’espèce, et que l’Administration fiscale en tire des conséquences élargies qui ne semblent susciter aucune réaction de ces mêmes élus autre que la soumission et l’acceptation.
Il est donc urgent que ces sujets soient saisis par nos parlementaires, afin d’éviter que les artisans, commerçants et autres professions libérales, sans oublier les agriculteurs, ne se voient appliquer les mêmes décisions, rendant non seulement inutiles l’exercice de leur activité en société commerciale, mais entraînant une augmentation de leur assiette de revenus taxables, et fixant, unilatéralement et arbitrairement, quelles sont leurs missions de dirigeants et leurs missions de professionnels.
L’égalité de traitement peut se faire dans les deux sens.
Soit on considère que le traitement, désormais, imposé aux associés et dirigeants de SEL doit être appliqué de la même manière à l’ensemble des associés et dirigeants de toute société, qu’elle soit commerciale ou civile.
Soit on considère que le traitement spécifique des SEL, ne peut pas s’appliquer eu égard à la création d’une inégalité de traitement évidente avec les autres formes de sociétés.
Enfin, dès lors que pour les présidents de SELAS, on considère désormais que leur rémunération devra être appréhendée comme des BNC (à hauteur de 95%), quel est le sort de leur régime social ? Conserve-t-il la spécificité d’être assimilés à des salariés de droit commun ou doivent-ils être traités comme des travailleurs non-salariés ?
Cette question est cruciale, puisque le choix qui s’opérait jusqu’alors entre SELARL ou SELAS était principalement celui du régime social du dirigeant, salarié ou non-salarié.
Celui qui souhaitait bénéficier du régime social des salariés acceptait le principe d’un coût global supérieur mais de prestations plus importantes, celui qui souhaitait bénéficier du régime social acceptait le principe de moindre couverture sociale et de sa conséquence en matière de moindre coût global.
Si désormais il n’existe plus de distinction fiscale entre président de SELAS et gérant majoritaire de SELARL, il est probable que le deux se retrouvent assujettis au régime social des TNS. Cela enlèverait donc tout intérêt à l’existence même de la SELAS ou de la SELAFA qui suit la même règle.
En tout état de cause, cette modification de la doctrine fiscale, n’entraîne pas uniquement des conséquences fiscales pour les intéressés, mais des conséquences en matière de droit des sociétés au travers de l’ingérence manifeste dans les règles de détermination des missions et de la rémunération qui y est consacrées, et plus largement, des risques pour les autres formes de sociétés, commerciales celles-ci, qui pourraient voir appliquer ces mêmes règles, dès lors que ce qui fonde en matière de droit du travail une relation salariale est l’existence d’un lien de subordination, lien qui, bien entendu, n’existe pas dans le cadre du mandataire social majoritaire.
L’article 62 du Code général des impôts a donc un avenir incertain.
Discussion en cours :
Dans une récente note de la DGFIP à l’attention des dirigeants de SELARL, l’administration faisait le point sur son nouveau régime.
Précision était faite que pour les revenus tirés inférieurs au seuil du Micro-BNC, on peut bénéficier de l’abattement de ce régime.
Selon la tranche de revenus que l’on souhaite se verser, exit la déduction de 10 % de l’article 62 du CGI, et bonjour les 34 %.
Pas sur qu’elle y trouve son intérêt pour renflouer ses caisses.